Groupe Gérard Carton
La passion des solutions

Interview du général Pierre VUILLAUME

Le Groupe Gérard Carton vous propose tous types de lectures, longues ou brèves, souvent teintées d'humour mais toujours sérieuses...

PV BANNER

Quels principes vous guident dans l’exercice de vos fonctions ?

Se laisser aller à cette paresse qui consiste à ne faire que son métier et non celui de ses subordonnés…
Plus sérieusement, il faut avoir à l’esprit que les objectifs sont atteints, avant tout, par les collaborateurs ; pas par le dirigeant. Dès lors, parce qu’ils sont sur le terrain et qu’ils sont à ce titre les mieux placés pour appréhender la réalité des situations, je crois qu’un dirigeant doit leur laisser l’autonomie nécessaire, à leur niveau et dans le cadre de l’objectif fixé, et la marge d’initiative et de décision leur permettant de conduire leur action.
Pour résumer mes 2 grands principes de base :
Confiance , et j’entends par là instaurer et entretenir une confiance réciproque ;
Responsabilisation , en donnant les moyens de réussir. Le dirigeant doit définir le « pour quoi » et le « quoi » et laisser, sauf situation exceptionnelle, le « comment » à l’initiative des subordonnés.
Par ailleurs, il doit veiller à la cohérence des actions, appuyer au besoin ses collaborateurs, et régler les problèmes qui dépassent leur niveau de responsabilité.
Il doit aussi être « un absorbeur » de stress de la structure pour que les collaborateurs puissent se consacrer uniquement à la réalisation de leur mission sans être parasités par des problématiques extérieures.
En synthèse, je crois qu’un dirigeant doit instaurer la plus grande subsidiarité dans la structure. C’est un mode de commandement que l’on appelle « pompeusement » dans les armées, « l’Auftragstatik » ou le « mission command » .

Quelles qualités/compétences vous paraissent essentielles pour un dirigeant ?

Quels que soient le milieu (public, privé), le contexte et les circonstances, il me semble que le rôle de tout dirigeant est d’atteindre un objectif, qu’il se fixe ou qui lui est fixé, en mobilisant ressources et surtout des hommes. Donc, ces « qualités/compétences » , mélanges de connaissances, de savoir-faire et de savoir-être peuvent être regroupées autour de ces deux termes.
Vis-à-vis de la « mission » (l’objectif), dans les armées, ce que l’on attend d’un chef, c’est qu’il soit capable de discerner dans la complexité, de décider dans l’incertitude et d’agir dans l’adversité. Même si le contexte est différent, je pense qu’il en est de même pour un dirigeant dans le secteur privé.
La première qualité est le discernement. Par définition, un dirigeant gère des situations complexes, dans des contextes volatils et incertains. Il lui faut donc avant tout comprendre la situation dans son ensemble et cerner, dans ce fatras, l’essentiel : le ou les éléments décisifs qui lui permettront de résoudre le problème posé. Le discernement nécessite d’avoir une vision la plus globale possible de la situation et surtout de remettre les problèmes et les solutions envisageables dans leur contexte. C’est l’intelligence de situation. Chaque situation, même si elle parait analogue, est différente des situations précédemment rencontrées et chaque solution au problème posé le sera également. Les approches et les décisions « mécaniques » , « systématiques » , à base de « recettes » font toujours des dégâts. Il faut donc avoir une aptitude à regarder les choses différemment et à savoir sortir des sentiers battus. Enfin, tout n’est pas totalement rationnel dans notre monde ; il faut donc savoir parfois faire confiance à son intuition.
La deuxième c’est l’esprit de décision. On ne prend que très rarement la « bonne » décision. On prend très souvent la moins mauvaise. Donc on a toujours à choisir entre des décisions qui ne se sont pas totalement satisfaisantes, qui comportent toutes des avantages, des inconvénients et des risques Et pourtant il faut trancher. Rien n’est pire, pour les collaborateurs qu’un chef qui ne décide pas. Et choisir, c’est assumer, seul et pleinement les conséquences de ses décisions, ce qui demande du courage. La troisième est ce que l’on appelle, la force de caractère, le courage physique et intellectuel, la volonté et la ténacité qui font qu’on « ne lâche pas » même dans les moments les plus difficiles.
Et la mission ne sera remplie qu’en mobilisant, en mettant en action, des hommes. C’est donc une question d’exercice de l’autorité qui implique de commander/manager « Par l’exemple, le cœur et la raison » ; c’est la devise de l’École d’application du Train. Commander, c’est faire en sorte que des hommes vous suivent, non par contrainte, mais par adhésion.
La première des qualités pour ce faire est l’exemplarité. Un dirigeant doit être exemplaire, non pas en étant un modèle, ce serait présomptueux, mais en ayant une conduite irréprochable, en cohérence totale avec ce qu’il exige d’autrui et avec ses valeurs et celles du groupe, sans aucune auto complaisance. Il doit être juste, intègre et désintéressé. La deuxième est, pour moi, l’intelligence du cœur, qui n’a rien à voir avec de la sensiblerie ou de la démagogie. Finalement, on est suivi et les ordres et les consignes sont même devancés, quand on aime ses hommes. En d’autres termes, quand on ne considère pas comme des ressources interchangeables, comme des facteurs de production, mais comme des hommes dans toutes leurs dimensions et dans leur diversité. Et la troisième serait la raison, cette capacité à prendre du recul, à résister à l’émotion positive ou négative, qui permet de « commander juste » et de prendre des décisions opérationnelles ou humaines parfois difficiles.
Pour que vos hommes vous suivent, il faut qu’ils aient confiance en vous et je pense profondément, que ce sont essentiellement ces six qualités ou compétences, appelons-les comme on veut, qui fondent la confiance.
J’ajouterai une dernière qualité indispensable : le sens de l’humour qui permet de ne pas se prendre trop au sérieux, tout en étant très sérieux, et de dédramatiser et relativiser les problèmes et les situations difficiles.

Quelles qualités attendez-vous de vos collaborateurs directs ?

Sept qualités fondatrices d’une relation saine et équilibrée.
La loyauté (« La parole doit être libre, mais l’exécution rigoureuse » ), qui consiste essentiellement à :
• exprimer franchement son point de vue même, et surtout, s’il est différent de celui du supérieur ou du groupe ;
• mais à exécuter sans réserve les décisions prises.
L’engagement : Tout mettre en œuvre pour accomplir sa mission.
La responsabilité : décider en ayant mesuré les conséquences et les assumer.
L’initiative : agir, avancer, oser prendre des risques.
L’autonomie : s’ingénier à trouver les solutions, dans les situations complexes.
Le goût de l’effort et du dépassement de soi .
La camaraderie , cette forme d’entraide et d’adhésion au sens de la collectivité.
Et le sens de l’humour qui est bien souvent indispensable…

Quels défauts vous inquiètent/interpellent ?

Trois sont rédhibitoires :
L’individualisme , avec son côté « moi d’abord » , « égocentrisme » , qui empêche le groupe de progresser.
Le conformisme , qui fait ne prendre aucun risque et qui rejette toute idée nouvelle ou novatrice.
Le manque de franchise , qui fait se taire lorsqu’on devrait s’exprimer, ou dire l’inverse de ce que l’on pense pour éviter un conflit ou un différend.

Quelles satisfactions vous donne votre rôle ?

Deux grandes satisfactions :
Faire progresser les structures . En temps de paix notre métier est de s’entraîner pour que les unités soient le plus performantes possible en opération.
Faire progresser les hommes . Dans l’armée de Terre, le recrutement des soldats se fait sans condition de diplômes. On gère donc des « potentialités » et une grande satisfaction est d’amener les hommes à se dépasser. J’ai en mémoire une jeune femme qui s’est engagée, il y a quelques années, comme soldat dans mon régiment après avoir comme l’on dit aujourd’hui, « galéré » et qui est maintenant adjudant-chef. Et ce n’est pas une exception ; dans l’armée de Terre, 50% des officiers sont issus du corps de sous-officiers et plus de 60% des sous-officiers sont issus du corps de militaires du rang (soldats).

Critères révélant une bonne équipe de direction ?

Je crois avant tout en la vertu de la diversité des personnalités et des compétences qui augmentent la créativité et à trois « pratiques » , la franchise, la camaraderie, la confiance qui fondent la cohésion de l’équipe et donc sa force.

Quels stéréotypes sur le management combattez-vous ?

Toutes les idéologies et les effets de mode managériaux que ce soit dans la direction des structures ou des hommes : le prêt-à-porter intellectuel. En bref les solutions toutes faites dès lors qu’elles ne sont pas contextualisées. En somme, toutes les prétendues solutions qui sont vendues indépendamment du contexte de l’organisation et de ses hommes. Je crois en l’intérêt des théories, mais assimilées et passées au crible de l’expérience et surtout contextualisées.

Conseil à un jeune manager ?

Diriger comme on est. Être vrai ; soi-même. Pas de jeu de rôle : dans l’action et les difficultés, les masques tombent vite.
Appliquer la règle des « 3 C » : commander Comme on aimerait être commandé, obéir Comme on aimerait être obéi, servir Comme on aimerait être servi ; et la règle des « 3 A+1 » : travailler Avec ses hommes, parler Avec ses hommes, vivre Avec ses hommes, et aussi souvent que possible rire Avec ses hommes.
Donc, connaitre et s’intéresser à ses subordonnés, dans toutes leurs dimensions. Les former, les faire progresser, les laisser agir et leur en donner les moyens ; encore une fois, ce sont eux qui atteignent les objectifs.
Aller le plus souvent possible sur le terrain. Le bureau est l’endroit où rien ne se passe d’essentiel.
Faire confiance et mériter la confiance.
Savoir s’entourer de personnalités différentes et savoir écouter : la préparation de la décision est, et doit être, un travail d’équipe. L’acte de décider relève en revanche du seul dirigeant qui en assume seul la totale responsabilité et toutes les conséquences. Les décisions « collectives » sont du domaine du roman, du moins je ne connais pas ou peu d’échecs qui aient été assumés pénalement collectivement.
Mener son équipe de petites victoires en petites victoires. Ce qui compte c’est de toujours avancer.

Qu’est-ce qui caractérise une situation difficile ?

La complexité et l’incertitude et quand il y a en plus affaiblissement des troupes ça frise la crise. On est incapable de relier les éléments logiquement dans une chaîne causale ; on ne peut pas envisager toutes les interactions ; on manque d’informations ; on en a trop et pas forcément les bonnes (on sait qu’on ne sait pas et parfois on ne sait pas qu’on ne sait pas); une partie des forces « amies » ont été neutralisées et pourtant, il faut décider et agir, continuer vers l’objectif. On doit trouver d’autres chemins, on « tâtonne »

Qu’avez-vous appris qui vous sert quotidiennement ?

On apprend beaucoup de ses subordonnés et de ses chefs.
On apprend tous les jours si l’on fait l’effort de réfléchir à ses journées, ses interactions, ses rencontres, ses décisions, leur résultat.
Il y a une pierre précieuse en chaque homme, le tout est de la trouver.

Quels challenges voyez-vous pour les dirigeants et managers dans le futur ?

Principalement les défis liés aux conséquences du digital autour de trois grandes questions :
Vis-à-vis des hommes : comment conserver la cohésion des équipes, la dynamique de groupe, l’identité du groupe, sa culture, ce que l’on appelle dans les armées « les forces morales » , dans un contexte dans lequel les structures seront, « floues » , éclatées et se reconfigureront fréquemment ?
Vis-à-vis du « métier » de décideur : comment se prémunir du risque de déification de l’IA ; comment prendre du recul face à la masse d’information dont une grande partie est incomplète, pas forcément pertinente et parfois dépassée, etc. ? Comment continuer d’assurer sa fonction avec discernement ? Comment continuer de prendre en compte la part d’irrationalité de « l’adversaire » ou du concurrent ? Comment lutter contre le pouvoir égalisateur du digital (et I’IA) et donc, comment prendre l’ascendant sur l’adversaire, le concurrent ?
Vis-à-vis du métier de « chef » , de manager : comment ne pas céder à la tentation du micro-management puisque les systèmes d’information le permettent ? Comment conserver sa marge de manœuvre, d’initiative, d’inventivité voire « d’indiscipline intelligente » au subordonné ?

Quels mots associez-vous à cette liste ?
PV TABLEAU

Propos recueillis par Gérard-Dominique Carton- Président GCCG

Février 2019