Groupe Gérard Carton
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Lettre GCCG Février 2024- Interview

Le Groupe Gérard Carton vous propose tous types de lectures, longues ou brèves, souvent teintées d'humour mais toujours sérieuses...

Le Vice-Président d’un Tribunal de Commerce d’une grande agglomération de la Région qui désormais m’abrite a accepté d’être interviewé, avec la seule réserve de l’anonymat, pour des raisons d’éthique, son engagement lui interdisant la présence sur les réseaux sociaux.
Après un impressionnant parcours dans divers secteurs, Santé, Secours d’urgence, Entrepreneuriat, il s’est laissé convaincre de mettre son expérience et son énergie au service de la Justice, pour devenir Magistrat au tribunal de Commerce, fonction qu’il exerce depuis plusieurs années.
J’ai souhaité partager cette interview sur un métier et un secteur discret. Les Tribunaux de Commerce exercent un rôle important, souvent méconnu, dans l’activité économique et sociale du Pays. On entend beaucoup plus souvent parler des tribunaux judiciaires (Civil et pénal). Ils statuent sur des litiges entre Sociétés, Organisations, mais aussi entre particuliers et entreprises et font partie du macrocosme constitué par la Police, la Gendarmerie, les représentants de l’état avec la mission première d’assainir l’économie locale.
Quels sont les grands défis de votre fonction ?.
Rendre la justice en matière commerciale, dans un monde où la compétition, la concurrence, les contraintes, les obligations, les tentations, la recherche de profits, les egos, créent des situations conflictuelles, contentieuses, dans lesquelles la loi est perdue de vue par certains acteurs.
Quels grands principes vous guident. ?
La déontologie. : avoir à cœur d’être droit, d’appliquer la loi et le droit, sans être influencé… sans jamais être en conflit d’intérêts. Faire échec à la boutade selon laquelle il y aurait les avocats qui connaissent la loi et ceux, mieux placés qui connaissent le juge…
Être exemplaire et irréprochable. . On ne peut pas être magistrat et ne pas respecter la loi, toute la loi, tout le temps, et au-delà, la bienséance. Alors on conduit en respectant la limitation de vitesse (ce qui parfois agace les automobilistes qui vous suivent), on ne fait pas de scandales, de tapage, ou quoi que ce soit d’illégal. Et bien sûr on s’attache à n’être jamais, absolument jamais en situation de conflit d’intérêts.
Comment conciliez-vous le droit et l’humain. ?
Grande question, la justice n’est pas « humaine », au sens « empathique », parce que le droit est fondé sur les faits indépendamment des « intentions » des personnes et situations jugées. Le juge a un devoir de compréhension profonde des situations, des motivations, des évènements, mais la loi est la loi.
Nous sommes régulièrement confrontés à des situations d’une extrême pénibilité pour nos interlocuteurs… Par exemple le chef d’une entreprise dont on prononce la liquidation. … il perd tout, reste souvent couvert de dettes, et avec les meilleures intentions du monde son rêve a tourné au cauchemar. 92 juridictions, dont la nôtre, ont adopté le dispositif APESA. , (Aide Psychologique aux Entrepreneurs en Souffrance Aigue, fondé par Jean-Luc DOUILLARD, psychologue clinicien et Marc BINNIE, greffier associé du tribunal de commerce de Saintes) avec deux principaux objectifs :
• Prévenir le risque suicidaire des chefs d’entreprise. Cinq séances entièrement gratuites avec un psychologue proposées au chef d’entreprise.
• Communiquer sur l’aide apportée en donnant aux acteurs des procédures collectives et aux professionnels du droit et du chiffre les moyens d’identifier, de signaler et de soutenir les chefs d’entreprises en difficulté.
Lorsque nous identifions la détresse, nous référons ces personnes à l’association APESA pour les aider à passer cet épisode vécu dramatiquement.
Quelles qualités et compétences vous paraissent nécessaires pour tenir votre rôle. ?
La fonction de magistrat au TC est très chronophage. Il faut être très investi. Il faut beaucoup se former, lire, et …travailler. On ne peut pas « lire les dossiers en diagonale ».
La première qualité est la capacité de concentration alliée à la résolution. . Dans les procédures de redressement, nous sommes là aussi pour « aider » avec lucidité et détermination. Nous aidons à « sauver » environ 20% des sociétés placées en redressement judiciaire.
La seconde qualité est de s’améliorer et se former sans cesse. , une forme d’humilité devant le savoir, la connaissance, mais aussi les évolutions du droit, des procédures, etc…
La troisième est de s’interdire le sentiment d’avoir tout vu. , de tout connaître, et donc être capable de voir chaque dossier et situation dans son unicité, au-delà d’éléments de similitude. Il n’y a pas de « routines » dans l’exercice de nos fonctions.
La quatrième est le calme. . Certaines situations sont émotionnellement fortes, et les magistrats doivent garder leur calme. Un jugement se construit dans la sérénité et selon la loi.
En termes de compétences, évidemment, la connaissance de la loi et des procédures, et leur mise en perspective des situations que nous rencontrons.
J’ajouterai la capacité à repérer le niveau d’honnêteté de nos interlocuteurs dans leur présentation des faits et des situations, et, si j’ose dire, de ne pas se faire enfumer ou mener en bateau. Il y a des tentatives…
Une compétence essentielle est celle de la maîtrise du questionnement et la capacité à trouver ce que l’on tente de nous cacher. Nos interlocuteurs construisent une histoire, parfois un roman, et nous devons établir la « vérité » conforme à la réalité juridique.
Enfin, la compétence liée à la connaissance du fonctionnement des entreprises, leurs modèles économiques, leurs marchés.
Quelles qualités et quels défauts chez vos interlocuteurs vous interpellent. ?
Nos deux grandes catégories d’interlocuteurs sont les chefs d’entreprise et les avocats.
Tant chez les uns que chez les autres, j’apprécie la qualité de préparation et de travail en amont des audiences. Des dossiers clairs, bien construits, argumentés, factuels et précis. J’apprécie aussi la qualité de responsabilité chez les interlocuteurs qui assument et bien sûr la tenue des engagements pris.
Le défaut qui agace, si j’ose dire, est la propension dilatoire. Elle est souvent à la base de ce que l’on appelle la « lenteur de la justice. »… C’est très souvent dû aux demandes systématiques de report d’une partie dans le cas d’un conflit.
Un autre défaut, que l’on voit fort heureusement assez rarement, est l’emportement. Les interlocuteurs qui se montrent agressifs, colériques, et/ou qui tentent de prendre le tribunal de haut.
Comment gérez-vous votre « stress ». ?
Je dois vous avouer que je ne suis pratiquement jamais stressé. La clé est la préparation des audiences. Bien connaître le dossier, l’avoir consciencieusement étudié, élimine tout stress.
En revanche, il n’est pas rare que des interlocuteurs le soient ; il faut bien reconnaître que se trouver devant un tribunal est stressant pour beaucoup de personnes. J’essaie toujours de me montrer apaisant. Mais certaines audiences sont tendues, du fait des enjeux.
Quelles satisfactions vous donnent votre rôle. ?
J’ai beaucoup appris depuis que j’occupe cette fonction, je crois avoir été utile tant pour des personnes, des entreprises, le département, le commerce, et avoir été « juste ». Une grande satisfaction est aussi lorsqu’en appel ma décision est confirmée. C’est la reconnaissance du travail souvent important en volume et profondeur que l’on a produit. Quels stéréotypes sur la justice combattez-vous. ?
Comme évoqué tout à l’heure, le stéréotype le plus courant porte sur la lenteur de la justice. La justice commerciale est, je crois, la plus rapide. Bien sûr, la plupart des justiciables aimeraient que les affaires soient traitées en 48 heures chrono, mais je crois que nos délais sont « raisonnables », environ huit mois entre l’enrôlement et la décision. Nous allons au fond des dossiers, cela prend du temps, certains dossiers sont complexes et parfois complexifiés par les parties concernées. Je ne crois pas dans les vertus d’une justice qui serait, dans son sens péjoratif, expéditive.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune juge. ?
Il faut venir dans un TC en toute conscience de l’investissement en temps et en énergie qu’il faudra faire. Il ne faut pas venir pour un titre. Il faut avoir la volonté de travailler avec les anciens, d’apprendre d’eux, il faut au départ suivre un maximum de formations, Ce qui a le plus évolué ces deux dernières années dans les TC. ?
Deux choses :
1. La complexité de dossiers
2. La dématérialisation des dossiers et la qualité des formations associées
Qu’est-ce qui caractérise pour vous une situation difficile. ?
Dans les contentieux, prendre une décision qui va avoir un impact et des conséquences graves pour une entreprise, son dirigeant, ses salariés, l’assumer totalement parce qu’elle est fondée, mais savoir qu’elle est « dure » à vivre pour autrui.
Lors de liquidations notamment on sait à quel point c’est souvent pénalisant humainement, socialement et financièrement pour les personnes concernées, qui se retrouvent dans des situations désespérantes pour elles, leur famille, leurs enfants… Mais on applique la loi…
Qu’avez-vous appris au cours de votre carrière de juge qui vous sert quotidiennement. ?
Quelque chose de fondamental pourtant souvent ignoré par beaucoup dans la vie courante… Une signature engage totalement. Lorsque je signe un contrat, je le lis entièrement, et si je ne comprends pas ou n’approuve pas une clause, je ne le signe pas. Il y a trop de cas où soit la confiance, soit la légèreté amènent des personnes à s’engager en signant et ne peuvent que regretter de voir le contrat s’appliquer devant un tribunal même si on leur a conté des histoires… Le contrat engage dans les termes qui le composent. . « On m’avait dit que. » n’a aucune valeur juridique. Tant que le contrat respecte la légalité, il s’applique totalement dès lors qu’il est signé.
Avez-vous une ou deux anecdotes que vous pourriez partager et qui illustreraient votre vie professionnelle. ?
Le discours de la Procureure de la République lorsque j’ai prêté serment pour devenir magistrat. « Désormais beaucoup de personnes vont vouloir être votre ami, et votre comportement au quotidien va changer. ». Comme je l’évoquais à votre question sur les grands principes, on s’attache tout le temps à être exemplaire et irréprochable. Avant cela il m’arrivait de perdre mon calme dans les embouteillages, c’est fini.
Il y a la solennité des audiences, parfois impressionnante pour les débutants… Ainsi une jeune avocate s’est évanouie en début d’audience… et parfois au contraire des interlocuteurs qui se lâchent totalement et perdent tout contrôle d’eux-mêmes… cela fait des audiences épiques… dans lesquelles s’impose une suspension d’audience…
Merci Monsieur le Juge. …
Interview réalisée le 30 janvier 2024

Gerard-D Carton
Photo créée par I.A

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